Les contes d'Edgar Poë n'étaient guère connus en France avant 1840; quelques années plus tard Mme. Adèle Meunier en publia des traductions dans les journaux, de son côté Fergues dans la
Revue des Deux-Mondes du 16 octobre 1846 consacra un important étude á cet écrivain original.
Ce numéro tomba sous les yeux de Baudelaire et piqua vivement sa curiosité. Il cherche à se procurer les collections de journaux américains qui avaient publié les contes étranges de Poë; á leur lecture il éprouva « une commotion singulière ». J'ai vu avec épouvante et saisissement, écrivait-il á Théophile Thoré:
non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi et écrites par lui vingt ans auparavant.
A tous ceux que il rencontrait, Baudelaire disait à brûle pourpoint : « Connaissez-vous Edgar Poë ? », et il employait une partie de son temps à traduire ses histoires extraordinaires. Ces traductions parurent dans les journaux et soigneusement découpées elles formèrent un important recueil qui, après avoir été successivement refusé par Lecou et Hachette, fut accepté par Michel Lévy, qui avait déjà été en relation avec Baudelaire pour la publication du
Salon de 1846.
C'est en 1856 que parut le premier volume sous le titre
Histoires extraordinaires par Edgar Poë, traduction de Charles Baudelaire, Michel Lévy, Paris, 1856, in-12 de 330 pages. L'anne suivante, le même éditeur donnait
Nouvelles histoires extraordinaires par Edgar Poë, traduction de Charles Baudelaire, in-12 de 440 pages. Sortirent successivement des presses du même éditeur:
Aventures d'Arthur Gordon Pym, 1858, in-12 de 280 pages;
Euréka, 1864, in-12 de 248 pages; et
Histoires grotesques et sérieuses, 1865, in-12 de 371 pages.
Taine admirait la manière habile avec laquelle Baudelaire avait rendu l'accent de Poë «avec toute son âpreté, toute son intensité et toutes ses inflexions». Aussi, le poète des
Fleurs du mal s'était-il adressé á lui sollicitant un préface par
Euréka :
Pourriez-vous m'écrire un petit mot pour m'exprimer ce que vous pensez de l'ouvrage, — si vous feriez le Préface, — quelle étendue elle aurait ?, — et quel prix vous en demanderiez.
Taine n'accepta pas l'offre qui lui était ainsi faite. Il n'aimat pas beaucoup
Euréka « qui est de la philosophie comme celle de Balzac dans
Seraphila et de Hugo dans
Les Contemplations ».
Quelques années plus tard, après la mise en vente des
Histoires grotesques et sérieuses formant le cinquième volume de la traduction des contes de Poë, Baudelaire sollicita du grand philosophe un article critique sur l'œuvre du conteur américain. Cette nouvelle démarche n'eut pas plus de succès que la première. Taine répondit le 30 mars 1865 :
Je suis tellement occupé et ma santé est si médiocre que je ne puis me charger d'un article important comme celui que vous me proposez. J'admire beaucoup Poë : c'est le type germanique anglais à profondes intuitions, avec la plus étonnante surexcitation nerveuse. Il n'a pas beaucoup de cordes, mais les trois o quatre qu'il a vibrent d'une façon terrible et sublime. Il approche de Heine ; seulement tout chez lui est poussé au noir, l'alcool a fait son office. Mais quelle délicatesse et quelle justesse dans l'analyse !
Une des premières traductions de Baudelaire date de 1852; elle parut dans le
Magasin de familie du mois d'octobre sous le titre « La philosophie de l'ameublement ». Cette étude fut en 1854 éditée par Poulet-Malassis et tirée seulement a 25 exemplaires qui, d'après La Fizelière, furent presque tous détruits, parce que le nom de Baudelaire avait été orthographié
Beaudelaire. Cette plaquette in-30 carrée de 8 pages est d'une extrême rareté, on n'en connaît que 2 ou 3 exemplaires.
Quand il préparait la publication d'
Euréka Baudelaire, crible de dettes, s'entendit avec Michel Lévy pour lui céder d'une manière absolue tous ses droits d'auteur sous les cinq volumes contenant les traductions de Poë. Le marché fut conclu en novembre 1863 pour le somme de 2.000 francs. Michel Lévy s'était engagé à payer directement certains créanciers et après l'acquittement de ces dettes il ne resta au poète qu'un seul louis. Pressé par le besoin, menacé de poursuites, il avait fait un marché de dupe, ainsi qu'il le déplorait dans une lettre du 13 octobre 1864 adressée a M. Ancelle, son tuteur :
Je regrette vivement aujourd'hui, écrivait-il, d'avoir aliéné pour 2.000 francs tous mes droits sur les cinq volumes, quand je pense que Michel gagnera peut être encore des sommes plus que considérables par cette vente continue.
Après la mort du poète, Michel Lévy devait faire un marché encore plus avantageux pour lui en se rendant adjudicataire le 22 novembre 1867 pour le somme de 1.750 francs du droit de propriété absolu sur toutes les œuvres du poète y compris les
Fleurs du mal et les
Petites poèmes en prose.
L'édition posthume des
Œuvres complètes publiée par Michel Lévy de 1868 à 1870 comprend sept volumes et les tomes V, VI et VII sont consacrés aux traductions de Poë. Le tome V est formé par les
Histoires extraordinaires et se compose des contes qui avaient été recueillis dans l'édition de 1856, sous le même titre auxquels est ajouté
« Le mystère de Madame Rochet
», tiré des
Histoires grotesques et sérieuses. Le tome VI contient les
Nouvelles histoires extraordinaires, reproduction du volume paru en 1857; aux nouvelles histoires son ajoutées sept pièces tirés des
Histoires grotesques et sérieuses : « Le jouer d'échecs », « Eleonora », « Un événement a Jerusalem », « L'ange du bizarre », « Le système du Docteur Gaudron », « Le domaine d'Arnheim » et « Le cottage de Landor ». Le tome VII donne les
Aventures d'Arthur Gordon Pym après l'édition de 1858; elles sont suivies d'
Euréka d'après l'édition de 1864, de « La philosophie de l'ameublement » et de la
« Genèse du poème »
, tirés toutes deux des
Histoires grotesques et sérieuses.
[Armand LOOS, « Baudelaire. Les premières éditions de ses traductions de Poë »
, dans
L'Intermédiaire des chercheurs et des curieux, Année LXV, XCIIe Volume, 1929]