Saltana La noción de arte según Valéry Revista de literatura i traducció A Journal of Literature & Translation Revista de literatura y traducción
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I. Le mot Art a d’abord signifié manière de faire, et rien de plus. Cette acception illimitée a disparu de l’usage.

II. Ensuite, ce terme s’est peu à peu réduit à désigner la manière de faire en tous les genres de l’action volontaire, ou instituée par la volonté, quand cette manière suppose dans l’agent une préparation, ou une éducation, ou du moins, une attention spéciale, et que le résultat à atteindre peut être poursuivi par plus d’un mode d’opération. On dit de la Médecine qu’elle est un Art ; on le dit aussi bien de la Vénerie, de l’Équitation, de la conduite de la vie ou d’un raisonnement. Il y a un art de marcher, un art de respirer : il y a même un art de se taire.

Comme les divers modes d’opération qui tendent au même but ne présentent pas, en général, la même efficacité ou la même économie, et ne sont pas, d’autre part, également offerts à un exécutant donné, la notion de la qualité ou de la valeur de manière de faire s’introduit naturellement dans le sens de notre mot. On dit : l’Art du Titien.

Mais ce langage confond deux caractères que l’on attribue à l’auteur de l’action : l’un est son aptitude singulière et native, sa propriété personnelle et intransmissible ; l’autre consiste dans son « savoir », son acquisition d’expérience exprimable et transmissible. Dans la mesure où cette distinction peut s’appliquer, on en conclut que tout art peut s’apprendre mais non tout l’art. Toutefois la confusion de ces deux caractères est presque inévitable, car leur distinction est plus facile à énoncer qu’à démêler dans l’observation de chaque cas particulier. Toute acquisition exige au moins un certain don d’acquérir, cependant que l’aptitude la plus marquée, la mieux inscrite dans une personne, peut demeurer sans effets, ou sans valeur au regard des tiers, — et même rester ignorée de son possesseur lui-même — si quelques circonstances extérieures ou quelque milieu favorable ne l’éveillent, ou si les ressources de la culture ne l’alimentent.

En résumé, l’Art, en ce sens, est la qualité de la manière de faire (quel qu’en soit l’objet), qui suppose l’inégalité des modes d’opération, et donc celle des résultats, — conséquences de l’inégalité des agents.

III. Il faut à présent adjoindre à cette notion de l’Art, de nouvelles considérations qui expliqueront comment elle est venue à désigner la production et la jouissance d’un certain genre d’ouvrages. On distingue aujourd’hui l’œuvre de l’art, qui peut être une fabrication ou une opération d’espèce et de but quelconques, de l’œuvre d’art, dont nous allons tenter de rechercher les caractéristiques essentielles. Il s’agit de répondre à la question : « A quoi connaissons-nous qu’un objet est œuvre d’art, ou qu’un système d’actes est accompli en vue de l’art ? »

IV. Le caractère le plus manifeste d’une œuvre d’art peut se nommer inutilité, à condition de tenir compte des précisions suivantes :

La plupart des impressions et perceptions que nous recevons de nos sens ne jouent aucun rôle dans le fonctionnement des appareils essentiels à la conservation de la vie. Elles y apportent quelquefois certains troubles ou certaines variations de régime, soit à cause de leur intensité, soit pour nous mouvoir ou nous émouvoir à titre de signes ; mais il est facile de constater que des innombrables excitations sensorielles qui nous assiègent à chaque instant, seule une part remarquablement faible, et comme infiniment petite, est nécessaire ou utilisable pour notre existence purement physiologique. L’œil d’un chien voit les astres ; mais l’être de cet animal ne donne aucune suite à cette vue : il l’annule aussitôt. L’oreille de ce chien perçoit un bruit qui la dresse et l’inquiète ; mais son être n’absorbe de ce bruit que ce qu’il faut pour lui substituer une action immédiate et entièrement déterminée. Il ne s’attarde pas dans la perception.

Ainsi la plus grande part de nos sensations sont inutiles au service de nos fonctions essentielles, et celles qui nous servent à quelque chose sont purement transitives, et échangées au plus tôt contre des représentations, ou des décisions, ou des actes.

V. D’un autre côté, la considération de nos actes possibles nous conduit à juxtaposer (sinon à conjuguer) à l’idée d’inutilité ci-dessus précisée, celle d’arbitraire. Comme nous recevons plus de sensations qu’il est nécessaire, nous possédons aussi plus de combinaisons de nos organes moteurs et de leurs actions qu’il n’en est besoin, strictement parlant. Nous pouvons tracer un cercle, faire jouer les muscles de notre visage, marcher en cadence, etc. Nous pouvons, en particulier, disposer de nos forces pour façonner une matière indépendamment de toute intention pratique, et rejeter ou abandonner ensuite cet objet que nous avons fait ; cette fabrication et ce rejet étant, au regard de nos nécessités vitales, identiquement nuls.

VI. Ceci dit, on peut faire correspondre à chaque individu un domaine remarquable de son existence, constitué par l’ensemble de ses « sensations inutiles » et de ses « actes arbitraires ». L’invention de l’Art a consisté à essayer de conférer aux unes une sorte d’utilité ; aux autres, une sorte de nécessité.

Mais cette utilité et cette nécessité n’ont pas du tout l’évidence ni l’universalité de l’utilité et de la nécessité vitales dont il a été parlé plus haut. Chaque personne les ressent selon sa nature et en juge, ou en dispose souverainement.

VII. Parmi nos impressions inutiles, il arrive que certaines toutefois s’imposent à nous et nous excitent à désirer qu’elles se prolongent ou qu’elles se renouvellent. Elles tendent aussi quelquefois à nous faire attendre d’autres sensations du même ordre qui satisfassent une manière de besoin qu’elles ont créé.

La vue, le toucher, l’odorat, l’ouïe, le mouvoir, nous induisent donc, de temps à autre, à nous attarder dans le sentir, à agir pour accroître leurs impressions en intensité ou en durée. Cette action qui a la sensibilité pour origine et pour fin, cependant que la sensibilité la guide aussi dans le choix de ses moyens, se distingue nettement des actions de l’ordre pratique. Celles-ci, en effet, répondent à des besoins ou à des impulsions qui sont éteints par la satisfaction qu’ils reçoivent. La sensation de la faim cesse dans l’homme rassasié, et les images qui illustraient ce besoin s’évanouissent. Il en est tout autrement dans le domaine de sensibilité exclusive dont nous traitons : la satisfaction fait renaître le désir ; la réponse régénère la demande ; la possession engendre un appétit croissant de la chose possédée : en un mot, la sensation exalte son attente et la reproduit, sans qu’aucun terme net, aucune limite certaine, aucune action résolutoire puisse directement abolir cet effet de la réciproque excitation.

Organiser un système de choses sensibles qui possède cette propriété, c’est là l’essentiel du problème de l’Art ; condition nécessaire, mais fort loin d’être suffisante.

VIII. Il convient d’insister quelque peu sur le point précédent et de s’appuyer, pour en mettre l’importance en lumière, sur un phénomène particulier, dû à la sensibilité rétinienne. A partir d’une forte impression de la rétine, cet organe répond à la couleur qui l’a impressionné par l’émission « subjective » d’une autre couleur, dite complémentaire de la première, et entièrement déterminée par celle-ci, laquelle le cède à son tour à une reprise de la précédente, et ainsi de suite. Cette sorte d’oscillation continuerait indéfiniment si l’épuisement de l’organe n’y mettait un terme. Ce phénomène montre que la sensibilité locale peut se comporter en productrice isolable d’impressions successives et comme symétriques, dont chacune semble engendrer nécessairement son « antidote ». Or, d’une part, cette propriété locale ne joue aucun rôle dans la « vision utile », — qu’elle ne peut, au contraire, que troubler. La « vision utile » ne retient de l’impression que ce qu’il faut pour faire penser à autre chose, éveiller une « idée » ou provoquer un acte. D’autre part, la correspondance uniforme des couleurs par couples de complémentaires définit un système de relations, puisque à chaque couleur actuelle répond une couleur virtuelle, à chaque sensation colorée une substitution définie. Mais ces relations et d’autres semblables qui ne jouent aucun rôle dans la « vision utile », jouent un rôle très important dans cette organisation de choses sensibles et dans cette tentative de conférer une sorte de nécessité ou d’utilité secondes à des impressions sans valeur vitale, que nous avons considérées tout à l’heure comme fondamentales pour la notion d’Art.

IX. Si, de cette propriété élémentaire de la rétine ébranlée, nous passons aux propriétés des membres du corps, et particulièrement des plus mobiles d’entre eux ; et si nous observons les possibilités de mouvements et d’efforts indépendantes de toute utilité, nous trouvons qu’il existe dans le groupe de ces possibilités, une infinité d’associations entre sensations tactiles et sensations musculaires, par lesquelles se réalise la condition de correspondance réciproque, de reprise ou de prolongement indéfini dont nous avons parlé. Palper un objet, ce n’est que chercher de la main un certain ordre de contacts ; si, reconnaissant ou non cet objet (et d’ailleurs, négligeant ce que nous en savons par l’esprit) nous sommes engagés ou induits à reprendre indéfiniment notre manœuvre enveloppante, nous perdons peu à peu le sentiment de l’arbitraire de notre acte, et celui d’une certaine nécessité de le répéter naîtra en nous. Notre besoin de recommencer le mouvement et de parfaire notre connaissance locale de l’objet nous signifie que sa forme est plus propre qu’une autre à entretenir notre action. Cette forme favorable s’oppose à toutes les formes possibles, car elle nous tente singulièrement de poursuivre sur elle un échange de sensations motrices et de sensations de contact et forces, qui, grâce à elle, se font comme complémentaires les unes des autres, les pressions de la main et ces déplacements s’appelant les uns les autres. Si nous cherchons ensuite à façonner dans une matière convenable une forme qui satisfasse à la même condition, nous faisons œuvre d’art. On pourra exprimer grossièrement tout ceci en parlant de « sensibilité créatrice » ; mais ce n’est là qu’une expression ambitieuse, qui promet plus qu’elle ne tient.

X. En résumé, il existe toute une activité entièrement négligeable par l’individu quand il se réduit à ce qui touche à sa conservation immédiate. Elle s’oppose en outre à l’activité intellectuelle propre, car elle consiste dans un développement de sensations qui tend à répéter ou à prolonger ce que l’intellectuel tend à éliminer ou à dépasser, — comme il tend à abolir la substance auditive et la structure d’un discours pour parvenir à son sens.

XI. Mais cette activité, d’autre part, s’oppose elle-même et d’elle-même au loisir vide. La sensibilité, qui est son principe et sa fin, a horreur du vide. Elle réagit spontanément contre la raréfaction des excitations. Toutes les fois qu’une durée sans occupation ni préoccupation s’impose à l’homme, il se fait en lui un changement d’état marqué par une sorte d’émission, qui tend à rétablir l’équilibre des échanges entre la puissance et l’acte de la sensibilité. Le tracement d’un décor sur une surface trop nue, la naissance d’un chant dans un silence trop ressenti, ce ne sont que des réponses, des compléments, qui compensent l’absence d’excitations — comme si cette absence, que nous exprimons par une simple négation, agissait positivement sur nous.

On peut surprendre ici le germe même de la production de l’œuvre d’art. Nous la connaissons elle-même à ce caractère qu’aucune « idée » qu’elle puisse éveiller en nous, aucun acte qu’elle nous suggère, ne la termine ni ne l’épuise : on a beau respirer une fleur qui s’accorde à l’odorat, on ne peut en finir avec ce parfum dont la jouissance ranime le besoin ; et il n’est de souvenir, ni de pensée ni d’action, qui annule son effet et nous libère exactement de son pouvoir. Voilà ce que poursuit celui qui veut faire œuvre d’art.

XII. Cette analyse de faits élémentaires et essentiels en matière d’art conduit à modifier assez profondément la notion que l’on a d’ordinaire de la sensibilité. On groupe sous ce nom des propriétés purement réceptives ou transitives, mais nous avons reconnu qu’il faut aussi lui attribuer des vertus productives. C’est pourquoi nous avons insisté sur les complémentaires. Si quelqu’un ignorât la couleur verte qu’il n’eût jamais vue, il suffirait qu’il fixât quelque temps un objet rouge pour obtenir de soi-même la sensation encore inconnue.

Nous avons vu aussi que la sensibilité ne se borne pas à répondre, mais il lui arrive qu’elle demande et se répond. Tout ceci ne se borne pas aux sensations. Si l’on observe attentivement la production, les effets, les curieuses substitutions cycliques des images mentales, on y trouve les mêmes relations de contraste, de symétrie, et surtout le même régime de régénération indéfinie que nous avons observés dans les domaines de la sensibilité spécialisée. Ces formations peuvent être complexes, se développer longuement, reproduire les apparences des accidents de la vie extérieure, se combiner parfois avec des exigences d’ordre pratique, — elles n’en participent pas moins des modes que nous avons décrits traitant de la sensation pure. En particulier, le besoin de revoir, de ré-entendre, d’éprouver indéfiniment est caractéristique. L’amateur de la forme caresse sans se lasser le bronze ou la pierre qui enchante son sens du toucher. L’amateur de musique bisse ou chantonne l’air qui l’a séduit. L’enfant exige la redite du conte et crie : Encore !

XIII. De ces propriétés élémentaires de notre sensibilité, l’industrie de l’homme a tiré des applications prodigieuses. La quantité d’œuvres d’art produites au cours des âges, la diversité des moyens, la variété des types de ces instruments de la vie sensorielle et affective, sont choses merveilleuses à penser. Mais cet immense développement n’a été possible que par le concours de celles de nos facultés dans l’acte desquelles la sensibilité ne joue qu’un rôle secondaire. Ceux de nos pouvoirs qui ne sont pas inutiles, mais qui sont ou indispensables ou utiles à notre existence, ont été cultivés par l’homme, rendus plus puissants et plus précis. L’homme a prise sur la matière de plus en plus exactement et fortement. L’Art a su profiter de ces avantages, et les diverses techniques créées pour les besoins de la vie pratique ont prêté à l’artiste leurs outils et leurs procédés. D’autre part, l’intellect et ses voies abstraites (logique, méthodes, classifications, analyse des faits et critique, qui s’opposent quelquefois à la sensibilité, puisqu’ils procèdent toujours, contrairement à elle, vers une limite, poursuivent un but déterminé, — une formule, une définition, une loi — et tendent à épuiser ou à remplacer par des signes de convention toute l’expérience sensorielle), ont apporté à l’Art le concours (plus ou moins heureux) de la pensée reprise et reconstruite, constituée en opérations distinctes et conscientes, riche de notations et de formes d’une généralité et d’une puissance admirables. Cette intervention, entre autres effets, a donné naissance à l’Esthétique, — ou plutôt aux diverses Esthétiques, — qui, considérant l’Art comme problème de la connaissance, ont tenté de le réduire en idées. Mise à part l’Esthétique proprement dite, qui appartient aux philosophes et aux savants, le rôle de l’intellect dans l’Art mériterait une étude approfondie que l’on ne peut que signaler ici. Qu’il nous suffise de faire allusion aux innombrables « théories », écoles, doctrines, qu’ont enfantées ou suivies tant d’artistes modernes, et aux disputes infinies où s’agitent les éternels et identiques personnages de cette « Commedia dell Arte » : la Nature, la Tradition, le Nouveau, le Style, le Vrai, le Beau, etc.

XIV. L’Art, considéré comme activité dans l’époque actuelle, a dû se soumettre aux conditions de la vie sociale généralisée de cette époque. Il a pris rang dans l’économie universelle. La production et la consommation des œuvres d’art ne sont plus toutes indépendantes l’une de l’autre. Elles tendent à s’organiser. La carrière de l’artiste redevient ce qu’elle fut, dans le temps où il était regardé comme un praticien, c’est-à-dire une profession reconnue. L’État, dans bien des pays, s’essaie à administrer les arts ; il prend charge d’en conserver les œuvres, Il les « encourage » comme il peut. Sous certains régimes politiques, il tente de les associer à son action de persuasion, en quoi il imite ce qui fut de tout temps pratiqué par toutes les religions. L’Art a reçu du législateur un statut qui définit la propriété des œuvres et ses conditions d’exercice, et qui consacre le paradoxe d’une durée limitée assignée à un droit plus fondé que la plupart de ceux que les lois éternisent. L’Art a sa presse, sa politique intérieure et extérieure, ses écoles, ses marchés et ses bourses de valeurs ; il a même ses grandes banques de dépôts, où viennent progressivement s’accumuler les énormes capitaux qu’ont produits de siècle en siècle les efforts de la « sensibilité créatrice », musées, bibliothèques, etc.

Il se place ainsi à côté de l’Industrie utilitaire. D’autre part, les nombreuses et étonnantes modifications de la technique générale qui rendent toute prévision impossible dans aucun ordre, doivent nécessairement affecter de plus en plus les destins de l’Art lui-même, en créant des moyens tout inédits d’exercer la sensibilité. Déjà les inventions de la Photographie et du Cinématographe transforment notre notion des arts plastiques. Il n’est pas du tout impossible que l’analyse très subtile des sensations que certains modes d’observation ou d’enregistrement (comme l’Oscillographe cathodique) font prévoir, conduise à imaginer des procédés d’action sur les sens, auprès desquels la musique elle-même, même celle des « ondes », paraîtra compliquée dans son machinisme et surannée dans ses desseins. Entre le « photon » et la « cellule nerveuse », peuvent s’établir des rapports tout surprenants.

Toutefois divers indices peuvent faire craindre que l’accroissement d’intensité et de précision, et l’état de désordre permanent dans les perceptions et les esprits qu’engendrent les puissantes nouveautés qui ont transformé la vie de l’homme, ne rendent sa sensibilité de plus en plus obtuse et son intelligence moins déliée qu’elle ne le fut.
SOURCE
(Or) Paru initialement dans le numéro 266 de la Nouvelle Revue Française, 1er novembre 1935, pp. 683-693. Reproduit en Œuvres, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris : Gallimard, 1957, pp. 1404-1412.
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